Cécile Allegra a remporté le Grand Prix Enjeux Méditerranéens de la 22e édition du PriMed pour son documentaire Libye, anatomie d’un crime. A Tunis, elle recueille des témoignages d’hommes blessés, qui dessinent les contours d’un crime sans précédent : le viol systématique et massif des hommes libyens depuis la Révolution. Un crime indicible que l’histoire tente encore d’effacer.
Elle réagit ici sur son film, la situation en Libye et le prix Enjeux Méditerranéens.
Ce film est né il y a plus de trois ans, et c’est un modèle de ce qu’il ne faut pas faire si vous comptez pouvoir vivre en tournant des documentaires… Un an d’enquête, un an de tournage, neuf mois de montage. La Libye est un pays où il est excessivement difficile d’entrer, très dangereux de circuler mais où l’état de guerre civile n’est pas reconnu par les institutions internationales. Cet état de fait, scandaleux, permet de ne pas considérer ceux qui y transitent comme potentiellement victimes de crimes de guerre, à ce titre éligibles directement à l’asile.
Pourtant, la Libye est un pays en proie au chaos, et qui porte quasiment seule le poids de l’afflux de millions d’êtres humains ; or nous, Européens, lui demandons, à coups de subventions, de négociations peu discrètes (comme celle entre le Ministre de l’Intérieur Minniti et le trafiquant Dabbashi à Sabratha), de formation de ses garde-côtes, à coup enfin de grands sommets de conciliation, deux choses : celle de fermer les portes de la Méditerranée et de nous garantir l’accès au pétrole. Les atrocités qui s’y commettent nous restent étrangères.
Les crimes commis contre les migrants sont désormais mieux connus du grand public – quoiqu’une écrasante majorité de personnes, y compris parmi notre classe dirigeante, n’ait pas encore compris l’ampleur des tortures et des sévices subies par ces millions d’êtres détenus dans des véritables camps de l’horreur, sur ce territoire devenu une antichambre de la torture. Ils ne l’ont tellement pas compris qu’ils envisageaient il y a encore deux ans la possibilité d’implanter des « hub » dans ce pays ravagé par les milices.
Aujourd’hui, le viol systématique des hommes libyens par d’autres hommes libyens et l’utilisation des migrants pour perpétrer des viols sur des libyens que nous avons dévoilé dans le film nous dit une chose : le viol est bien une arme, une arme qui ne laisse pas de cadavre, une arme qui, en souillant des pans entiers de la société libyenne, rebat les cartes des rapports inter-tribaux et va probablement miner pour longtemps la reconstruction de ce pays, pour ne pas dire interdire la paix.
Je remercie Emad Erega, qui au moment où je vous parle est enfin rentré dans ce qu’il reste de sa maison pour la reconstruire, à Tawarga. Je remercie Ramadan Alamani, qui a eu le courage d’aller de l’avant malgré ses craintes, et toutes les victimes présentes dans ce film, qui continuent de se battre. Je remercie Erige Sehiri, brillante réalisatrice tunisienne qui m’a fait l’amitié de m’aider avec les traductions pendant le tournage.
Je remercie Céline Bardet, qui poursuit aujourd’hui un long travail d’enquête avec son ONG, We are Not Weapons of War. Je remercie Hosni Lahmar, médecin de grand courage et Lamia Borghi, psychologue qui a soutenu certaines des victimes de ce film. Je remercie évidemment Arte, qui a pris le risque de faire un film difficile, toute l’équipe de la production, Thomas Brémond pour la finesse de son regard à l’image, Fabrice Salinié avec qui nous avons partagé d’infinies discussions et de longs mois de montage. Parce qu’un film ne se fait jamais seule, et que sans eux, je ne serai pas arrivée au bout de ces trois années de travail.
Et enfin, je remercie profondément le Primed, qui par ce prix méditerranéen, donne une visibilité et une voix à tous ceux qui, en Libye, de l’autre côté de notre Mer Méditerranée, ne peuvent pas encore parler et être entendus.
J’aimerais enfin dédier ce prix à mon ami Patrick Barberis, un grand monsieur du documentaire, une belle âme qui nous a quitté hier et qui va terriblement nous manquer.
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